L’Affaire
Dreyfus fait partie de ces grandes questions nationales qui déchaînent
les passions de la société française et qui obligent chaque citoyen
à agir en son âme et conscience (les consignes des partis politiques
ne parvenant pas à s’imposer à l’opinion publique). Ainsi,
contrairement à ce que déclarait Lionel Jospin, 1er
ministre, devant l’Assemblée Nationale, au mois de janvier dernier,
il n’y a pas une droite antidreyfusarde et une gauche dreyfusarde. Les
grandes questions nationales (Affaire Dreyfus, loi de séparation de
l’Eglise et de l’Etat, Référendum Maastricht de 1992, etc) ont
l’intérêt de faire apparaître les plus éclatantes contradictions
au sein de chaque grande famille politique. Ce phénomène a également
concerné la Famille Impériale et les dirigeants du parti
bonapartiste…
La
Famille Impériale
L’Impératrice Eugénie
Notre
dernière souveraine, est réputée pour ses idées contre l’antisémitisme.
Ainsi, l’Impératrice Eugénie avait interdit à Edouard Drumont
d’utiliser son nom pour la réalisation d’une campagne antisémite
au sein du journal La Libre
Parole .
Lucien
Daudet souligne dans son ouvrage « L’inconnue
(L’Impératrice Eugénie) » que
<< tous les partis pris, elle les abhorre, et les haines systématiques de
race ou de religion ne trouvent jamais grâce devant elle. Catholiques,
protestants et israélites sont, aux yeux de l’Impératrice, égaux
devant l’humanité, accessibles les uns et les autres au bien comme au
mal : elle ne fait aucune différence entre eux. >> (1)
Les
Princes Napoléon
Le
Prince Victor-Napoléon, chef de la Famille Impériale, prend nettement
position en condamnant publiquement les collusions entre certaines de
ses composantes politiques et les ligues antisémites, par souci
d’unité nationale. (2)
Une
attitude confirmée par Léon Blum dans « Souvenirs
sur l’Affaire » montrant les contradictions existantes au
sein de la mouvance bonapartiste : << La situation des royalistes et des bonapartistes était curieuse, en ce
sens qu’ils étaient en masse et violemment antidreyfusards, alors que
leurs chefs naturels, les princes, les prétendants, les membres des
familles royale et impériale ne doutaient pas de l’innocence de
Dreyfus. L’Impératrice Eugénie, par exemple, était dreyfusarde
convaincue et résolue. (…) Le dreyfusisme de l’Impératrice nous était
garanti dès alors par Joseph Primoli, et aujourd’hui le fait est
notoire. (…) Il ne faut pas s’étonner que le dreyfusisme eût
ainsi gagné des partisans et des garants parmi les membres des
anciennes familles régnantes. Rien n’était au contraire plus
naturel. Toutes les cours d’Europe étaient dreyfusardes. Les
informations venues de Berlin ou de Rome avaient circulé dans toutes
les familles souveraines, unies par leur code particulier d’usages, mêlées
d’ailleurs les unes aux autres par de multiples parentés. Ce milieu
était celui des Orléans et des Bonaparte, surtout de ceux qui vivaient
en exil ; ils avaient été entourés et gagnés par l’opinion
commune. Cette opinion des cours européennes allait bientôt devenir
l’opinion de l’Europe. >>
Une
position dreyfusarde des Princes qui sera perpétuée par le Prince
Louis-Napoléon (décédé le 3 mai 1997). Comme l’indique Thierry
Choffat dans son article « Le
Prince Napoléon (1914-1997) et la vie politique française »
(C.E.R.B. N° 5), << Le Prince Napoléon, toujours fidèle à ses engagements démocrates et
se comportant dignement en héritier des idéaux de la Révolution Française,
appartenait au Comité d’honneur de la Ligue Internationale Contre
le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA)
>>.
La Princesse Mathilde
La
Princesse Mathilde-Napoléon était la seule membre de la Famille Impériale
à soutenir la cause antidreyfusarde sur le motif que son oncle (Napoléon
1er) était militaire ! Son argumentation ne repose pas
sur des principes antisémites ou religieux, mais sur le principe que la
hiérarchie militaire doit être à l’abri des poursuites de la
justice civile. (3)
Le
parti bonapartiste
L’attitude
du parti bonapartiste dans le cadre de l’affaire Dreyfus constitue la
page la moins glorieuse de l’histoire du courant bonapartiste depuis
sa création officielle en 1799 : un torrent de haine contre les
religions juive et protestante ! Examinons l’attitude de certains
responsables bonapartistes de cette fin du XIXème siècle :
-
Le candidat bonapartiste et nationaliste Ernest Flandin est élu en 1902
dans la circonscription de Pont-L’Evêque avec 75,7 % des suffrages
exprimés. << Pendant la compagne électorale,
ce dernier avait déclaré qu’il voulait arracher la République
« à la domination des juifs et des sectaires »
>>. (4)
-
La nomination d’Isaïe Levaillant, de confession juive, comme
directeur de la Sûreté Générale est le point de départ de l’idée
de complot judéo-maçonnique au sein de la police. Ainsi, celui-ci est
accusé par les bonapartistes, de l’invalidation du baron de
Bourgoing, député bonapartiste dans la circonscription de Nevers, pour
avoir fait titré « La conspiration bonapartiste » dans son journal, La
République de Nevers, le 9 juin 1874.
Le
baron de Bourgoing obtiendra néanmoins la condamnation d’Isaïe
Levaillant pour << production
d’un document apocryphe attentant à son
honneur. >> (5)
Le
Petit Caporal
(journal bonapartiste), dans son numéro du 31 janvier 1888, se fera
remarquer par ses qualificatifs envers Isaïe Levaillant : <<
faussaire,
assassin, crocheteur de tiroirs et menteur (…) sale juif >>.
-
Malgré l’influence politique du comte Jean-Baptiste de
Colbert-Laplace (député bonapartiste de Lisieux de 1876 à 1895 après
avoir battu Paul-Louis Target), représentée par son journal le
Réveil du Calvados, celui-ci a pourtant bien du mal à trouver un
successeur qui ne tombe pas dans la tendance nationaliste et antisémite
(le comte de Laborde qui réalise sa campagne électorale à travers des
circulaires antisémites et antimaçonniques). (6)
-
La question Dreyfusarde permet aux bonapartistes
de s’exprimer d’une manière passionnée au sein de la
Chambre des Députés !
Joseph
Lasies, député bonapartiste, y accable Francis de Pressensé,
dreyfusard, qui rend hommage aux dreyfusards disparus, et oblige le président
de la Chambre à prononcer une suspension de séance. Une polémique qui
se poursuit par un échange de coups entre le député bonapartiste de
la Seine, Pugliési-Conti, et le sous-secrétaire d’Etat à la Guerre,
Albert Sarraut…
Le
même Joseph Lasies << allant jusqu’à écrire à la fin d’un de ses articles, à l’usage
de ses compagnons d’armes : « Vive la révolte !
Vive la Révolution ! »
>>. Un article au sein de La
Libre Parole (6 juin 1899), célèbre quotidien dirigé par Edouard
Drumont, l’un des chefs de la cause antisémite. (7)
-
L’action de certains responsables bonapartistes s’étend également
à la religion protestante !
<<
Divers
milieux nationalistes (monarchistes, bonapartistes, catholiques ralliés,
libres-penseurs ex-boulangistes, républicains représentant le lobby
colonial) accusèrent le protestantisme de contenir certains principes
antinationaux et séditieux >>. (8)
Le pasteur
luthérien A. Weber dénonce l’attitude de Georges Thiébaud,
directeur du journal L’Eclair,
qui, dans son numéro du 21 janvier 1898, considère une affaire
politique dans laquelle sont impliqués des protestants comme un
<< pacte judéo-protestant.
>> A. Weber soutient qu’inciter à crier « Mort aux juifs »
dans les réunions politiques de Georges Thiébaud << constitue un symptôme grave
>>. (9)
<<
Le
21 mai 1895, Georges Thiébaud synthétisait les divers thèmes
antiprotestant dans une conférence organisée à Paris par le
« groupe des étudiants antisémites »
>>. Des idées rassemblées dans son livre « Le
Parti protestant ». (10)
Rappelons
que Georges Thiébaud avait été l’un des principaux représentants
de la cause bonapartiste auprès du général Boulanger ; ce négociateur
bonapartiste avait organisé une rencontre entre ce général et le
Prince Napoléon-Jérôme au château de Prangins, en Suisse.
-
Ce « mélange » de bonapartisme et d’antisémitisme,
n’empêche pas les plus extraordinaires contradictions : Ainsi,
Paul-Adolphe de Cassagnac, chef du parti bonapartiste, célèbre et
fougueux polémiste (11), ardent organisateur de campagnes antisémites révoltant l’Abbé
Naudet qui constate amèrement,
dans un numéro de La Semaine
Religieuse de Cambrai, que << MM.
Drumont et Cassagnac, qui n’ont ni la foi de Louis Veuillot, ni son désintéressement,
ni sa valeur, et qui s’exercent à régenter nos bons et braves curés
de campagne, ont fait un mal énorme et mis nombre de cerveaux à
l’envers dans cette partie si estimable de notre clergé. >>
Malgré
ces attaques contre la religion juive, et à la surprise générale,
Paul-Adolphe de Cassagnac soutient
la cause
dreyfusarde : << On a même vu dans certains cas individuels des
antisémites notoires, tel le directeur du journal bonapartiste L’Autorité,
Paul de Cassagnac, se prononcer en faveur de la révision dès novembre
1897. >> (12)
Haines religieuses ou
argumentation électoraliste ?
Quelle
est la véritable cause de ces attaques religieuses contre les juifs et
les protestants ?
Dans
cette fin de XIXème siècle où les bonapartistes perdent leurs
bastions électoraux les uns après les autres, et où la politique xénophobe
rencontre un certain écho dans certaines couches de la population, la
tentation des dirigeants nationaux bonapartistes est grande,
d’utiliser cette argumentation de haines religieuses afin de récupérer
une masse d’électeurs.
Nancy
Fitch, dans sa thèse sur l’antisémitisme, constate ainsi que dans le
Gers, terre des Cassagnac, le << bonapartisme en perte d’influence puise dans l’antisémitisme une
force nouvelle >> (13).
C’est
ce qui explique également que les avertissements et condamnations du
Prince Victor-Napoléon contre cette politique outrageante restent sans
effets envers certaines structures bonapartistes : les Jeunesses
Plébiscitaires Bonapartistes – et surtout les Etudiants Bonapartistes – s’allient ainsi avec les ligues antisémites,
et même l’Action Française,
pour certaines actions militantes musclées, dans la région parisienne,
en 1898 et 1899, ce qui fait la joie des caricaturistes républicains. (14)
Conclusion
Les
positions divergentes entres les Princes Napoléon et leurs partisans à
l’occasion de l’Affaire Dreyfus ne sont que la confirmation d’un
phénomène débutant dans les années 1874 – 1875, au cours
desquelles le Prince Impérial regrette déjà la stratégie agressive
du parti bonapartiste, et qui se poursuit au début du XXème siècle
(l’interdiction des prétendants sur le sol français permettant
certainement une plus grande liberté de manœuvre des dirigeants
bonapartistes) avant de se
terminer par la dissolution des mouvements bonapartistes par le Prince
Napoléon en 1940 (15) (le
Prince se souvenant notamment, que le 1er Empire avait été
le premier régime politique en Europe à donner un statut officiel à
la religion juive).
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